Radovan Karadzic accusé de génocide : danger pour tous

Le Monde.fr | 17.07.2012 à 09h30 • Mis à jour le 17.07.2012 à 09h30

Par Sylvie Matton, écrivaine, auteure de "Srebrenica, un génocide annoncé", (Flammarion, 2005)

 

Ceux qui, comme leurs voisins et amis, sont frappés à mort, qui voient leur mère ou leur enfant violé, sont chassés sur les routes de la terreur, égorgés ou tués d'une balle dans la tête ou d'un éclat d'obus, ceux qui n'ont d'innocence que leur solitude devant la fosse commune savent que leur faute originelle est l'appartenance à un groupe persécuté. Ils ne reconnaîtront pas toujours les subtilités qui différencient un génocide d'un crime contre l'humanité.

 

Politiques et diplomates les connaissent, ils évitent le mot "génocide", tournent autour jusqu'au déni. Car, contrairement aux crimes contre l'humanité et autres violations des droits humains, seul le génocide, par la convention approuvée en 1948 par l'Assemblée générale des Nations Unies, contraint en théorie ses membres à agir pour le "prévenir" selon les chapitres VI puis VII de la Charte de l'ONU – et en dernier lieu par une force armée – puis à le "réprimer". Mais les cinq permanents du Conseil de sécurité sont peu enclins à se soumettre à cette obligation internationale, puis à juger le crime consumé.

 

Il est vrai que, si le génocide était alors publiquement reconnu par la justice internationale, les responsables des grandes puissances qui l'ont laissé seproduire devraient répondre de leur passivité, voire de leur complicité. C'est ce que met en lumière la décision du 28 juin dernier de la Chambre de première instance du Tribunal Pénal international pour l'ex-Yougoslavie, présidée par le juge sud-coréen O-Gon Kwon, en "acquittant" Radovan Karadzic (au milieu de son procès, avant la phase défense, comme le permettent les statuts du tribunal) pour le crime de génocide dans des municipalités bosniennes dévastées en 1992 par les forces serbes et bosno-serbes. La Chambre répond à la demande d'acquittement de l'inculpé par une rhétorique qui ressemble à un jeu absurde : elle admet que des éléments de preuve produits par l'accusation s'apparentent bien à un génocide (le désir de détruire en tout ou en partie un groupe pour sa différence, avec intention préalable avérée), tout en le réfutant point par point. Et ce, malgré les nombreux témoignages des crimes commis, des jurisprudences du TPIY, les innombrables écoutes téléphoniques qui révèlent dès mai 1991 l'organisation du crime (la distribution des armes, l'arrivée des hommes et des chars dans les municipalités convoitées), ainsi que des verbatim de réunions de responsables serbes et bosno serbes, dont l'accusé.

 

S'il est autorisé à faire appel de cette décision, comme il l'a demandé, le procureur voudra démontrer les erreurs d'appréciations et d'analyses juridiques et factuelles qui l'ont motivée. Dans le cas contraire, Radovan Karadzic ne serait pas acquitté pour les crimes cités – meurtres de masse, persécutions, déportations, détentions dans des camps avec traitements cruels et inhumains, tortures, sévices physiques et psychologiques, violences sexuelles... – mais l'appellation"génocide" de l'ensemble de ces crimes se métamorphoserait en "crimes contre l'humanité". Un terme explicite, mais sans conséquences juridiques. De fait, l'indépendance des juges serait une nouvelle fois contestée. Seuls les crimes commis sur la population de Srebrenica ont été jugés comme génocide dans divers procès par le TPIY, puis par la Cour Internationale de Justice dans son jugement du 26 février 2007 – qui en disculpait le gouvernement de Milosevic, tout en reconnaissant qu'il ne l'avait pas empêché...

 

L'accusation de génocide pour les crimes commis sur les Bosniaques et les Croates de Bosnie entre mars et décembre 1992 a disparu de plusieurs actes d'inculpation après des négociations avec un inculpé choisissant de plaider coupable, des institutions pouvant produire des documents etc... Ou parce que les éléments de preuve étaient jugés insuffisants par le bureau même du Procureur général – ce qui ne fut pas le cas pour le procès de Karadzic. Certains accusés ont été blanchis de ce crime lors du verdict. Mais jamais encore un tel acquittement n'avait été prononcé à ce stade du procès. Pas même lors du procès de Milosevic. On ne peut préjuger de ce qu'eut été le verdict si Milosevic n'était mort trop tôt pour l'entendre. Mais, à l'issue de la présentation des éléments de preuve de l'accusation, la Chambre de première instance avait considéré les éléments dénonçant le génocide de 1992 comme suffisants pour établir la culpabilité de l'accusé et justifier sa condamnation "hors de tout doute raisonnable".

 

Seul un juge sur les trois, un juge qui n'était pas encore président d'une Chambre avait émis une "opinion dissidente" : le juge O-Gon Kwon. "Ne [partageant] pas l'opinion de la majorité", il réfutait déjà le chef d'accusation de génocide. Des municipalités semblables – toutes visées en 1992 par "l'entreprise criminelle conjointe" à laquelle appartiennent les hauts responsables serbes et bosno-serbes jugés par le TPIY – et des arguments équivalents pour les deux affaires pourraient donc donner lieu à deux décisions opposées dans l'enceinte d'un même tribunal ! D'autant qu'il n'est pas non plus certain que la Chambre jugeant Ratko Mladic – dont le procès vient de commencer – calquera une décision d'acquittement pour génocide sur celle jugeant Radovan Karadzic.

 

Si le juge O-Gon Kwon ne revenait pas sur sa décision première, les conséquences juridiques et politiques en seraient considérables. Dans le cadre du négationnisme à l'œuvre, les grandes puissances qui ont négocié des années durant avec Milosevic et Karadzic, notamment la Russie, la France et la Grande Bretagne, n'auraient pas à rendre compte de leurs compromissions avec une politique génocidaire, ni de la corruption de certains, révélée par des journalistes. En revanche, si le jugement final de ce procès incluait le génocide dès la première année d'extermination menée à l'encontre des populations non Serbes de Bosnie, la CIJ pourrait être amenée à réviser son propre jugement, hautement politique, du 26 février 2007 ; car depuis lors, les verbatim des réunions du Conseil suprême de défense du gouvernement de Milosevic, prouvant la culpabilité de Belgrade dans les crimes commis en Bosnie dès mai 1992, ont enfin été rendus publiques.

 

Le TPIY n'a pas été conçu à l'origine pour fonctionner, mais comme simple menace à brandir lors des négociations avec Milosevic et Karadzic. Depuis, malgré quelques défaillances, il a institué de grands procès qui ont rendu justice et révélé au monde la vérité sur les conflits en ex-Yougoslavie dans les années 1990. Ne pas poursuivre aujourd'hui le procès de Ratko Mladic sur le plan crucial du génocide signifierait une perte de légitimité du TPIY, dommageable pour toute justice internationale.

 

Sylvie Matton, écrivaine, auteure de "Srebrenica, un génocide annoncé", (Flammarion, 2005)